Au Togo, chrétiens et musulmans au fil des jours

Le P. Louis Devaux, de la Congrégation des Fils de Marie Immaculée, est arrivé au Togo en 1972. Il est actuellement aumônier dans un monastère, au Nord-Togo. Il partage quelques-unes des rencontres qu’il a faites avec des musulmans.

Le P. Louis DEVAUX, aumônier au monastère de Sadori, prês de Mango

Papy, si ces gens-là arrivent chez nous, qu’est ce qu’on va devenir ? » Le papy interpellé, c’est moi et celui qui m’appelle ainsi affectueusement, c’est mon jeune coiffeur – 27 ou 30 ans-. Tout le monde l’appelle Éric, mais Éric est un fervent musulman. “Ces gens-là”, ce sont les membres de la secte Boko Haram. Cette secte islamique a beaucoup fait parler d’elle au Nigeria. Mon "petit-fils" et ami, Éric, ne me pose pas cette question pour entretenir une conversation de salon de coiffure. Il me confie à moi son "grand-père", une vraie peur qui l’habite et habite aussi d’autres musulmans. Nous aussi, les chrétiens, nous nous posons la même question. Déjà en juillet dernier, un archevêque du Ghana interpellait son gouvernement à propos de troubles entre chrétiens et musulmans dans le nord de ce pays voisin du Togo. Ces troubles avaient été provoqués par des musulmans étrangers au milieu. Je disais à Éric que la question était moins “qu’est ce qu’on va devenir ?” mais “qu’est-ce qu’on va faire” les uns et les autres ? Irons-nous jusqu’à renier nos amitiés ?

Depuis cette conversation avec « mon petit-fils », je ne cesse de repenser à mes relations avec les musulmans qui sont fort anciennes, disons qu’elles remontent à 70 ans. Les journaux, à travers leurs articles m’interrogent sur le dialogue islamo-chrétien. En France, il y a eu une rencontre des commissions pour le dialogue inter religieux autour de Mgr Dubost. Benoît XVI, dans son exhortation post synodale du 19 novembre 2011, encourage les chrétiens au dialogue avec les musulmans. Amis visiteurs réguliers ou occasionnels du site www.incarnationweb.org, je veux partager avec vous quelques faits, soit anciens soit très récents (fin décembre 2011 et janvier 2012). Simplement pour vous dire comment, moi, je vis ce dialogue, et vous dire aussi comment les chrétiens du diocèse où je suis le vivent.

Il y aura bientôt 40 ans que je suis au Togo. Mon évêque, Mgr Hanrion, me nommait dans une nouvelle paroisse qu’il créait. J’avais accepté de servir le secteur le plus éloigné et pas touché par la Bonne Nouvelle. Il n’y avait pas de chrétiens dans les villages où je « missionnais ». Dans un de ces villages, j’avais un pied à terre. Tout le temps que j’y suis resté – presque 10 ans – je ne me suis jamais soucié de ce que j’allais manger. Midi et soir, mon repas venait du marché. Je pouvais arriver à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, mon repas arrivait dans les 15 minutes qui suivaient. D’où venaient mes repas ? Pas des chrétiens puisqu’il n’y avait pas de communauté ! Mes repas m’étaient « offerts » par les familles musulmanes qui habitaient autour du marché. À la même époque, dans un autre village, sans chrétiens, également, que je visitais chaque semaine et où je passais à chaque fois une ou deux nuits : je n’avais pas de maison et un musulman, dont je connaissais un des fils fonctionnaire, m’a offert le gîte et le couvert à l’occasion de toutes mes visites. Il avait réservé dans sa maison une pièce pour moi.

Ces faits remontent aux années 1972 à 80 et voici maintenant, trois petits faits pour 2011 et 2012.

Le 21 décembre dernier, à mon retour de France, je prenais un taxi de nuit pour remonter chez moi : 600 km au nord de Lomé. J’étais venu assez tôt à la gare routière, pour être sûr d’avoir une bonne place. Connaissant beaucoup de monde, j’ai bavardé, et blagué avec les uns et les autres. Je m’étais assis sur une caisse et je lisais les lettres de C. de Foucauld à son ami H. de Castries. Il y est beaucoup question de l’Islam. Un peu avant 18h, un musulman vient s’asseoir à côté de moi et nous engageons la conversation. Nous parlons de la situation politique du Togo et de tout et de rien. Puis un peu plus tard, d’autres musulmans viennent s’asseoir, les uns après les autres, sur un coin de la caisse pour faire leurs ablutions et aller à la prière. Le dernier laisse la bouilloire avec de l’eau à celui qui me parlait et qui fit à son tour ses ablutions. Puis, avec un geste bien large, il me tend la bouilloire en me disant que c’était l’heure de la prière. Il avait un petit sourire en coin. Ce n’était point un geste agressif, il avait bien vu ma croix, je l’ai accueilli comme une

Chapelle du monastère de Sadori

taquinerie. Je lui ai répondu « comment veux-tu que j’aille prier avec toi, tu as vidé toute l’eau, je ne peux pas faire mes ablutions ! ». Il a ri de bon cœur, s’attendait- il à une autre réaction ? Nous voilà repartis à parler religion, mais pas du tout "théologie" ou je ne sais quelle “apologétique”. Nous avons échangé sur notre prière, sur ses "effets". Je lui ai dis ce qu’est la prière pour moi, et à son tour, il a essayé de me partager ce qu’est la prière pour lui. Il avait de grandes difficultés à partager, ce n’est pas un sujet ordinaire d’échange entre musulmans. Mais je l’ai maintenu sur ma question : dis-moi ce que représente la prière pour toi ? Éprouves-tu le besoin de prier ? Quand tu pries, qu’est-ce que cela te fait ?

La conversation se poursuivant, j’en suis venu à lui dire que je connaissais un peu l’Islam et les musulmans et nous avons parlé du mois du Ramadan. Je lui ai dit le souvenir joyeux et même émerveillé que je garde du ramadan des musulmans d’Algérie et de la piété que j’avais trouvée chez beaucoup d’entre eux. De là, j’ai pu lui dire pourquoi j’éprouvais une certaine admiration envers les musulmans algériens et pourquoi j’étais assez réservé envers l’Islam sub-saharien. Au moment de nous séparer, je lui ai fait remarquer que nous avions parlé et qu’il n’avait pas été à la prière. “Je ne suis pas allé à la prière, mais est-ce que notre parole n’était pas comme une prière ? Et je sens dans mon cœur, une douceur que je n’ai jamais eu et je crois que quelque chose devrait changer dans ma prière.”

Trois semaines plus tard, je prenais un taxi pour me rendre à Dapaong. Panne à 20 km de Dapaong, impossible de réparer sur place : châssis coupé en deux. Au bout de 2 h d’attente, quelqu’un m’offre une place dans sa voiture. C’est un musulman qui “affiche la couleur”, il est habillé à la mode d’Arabie Saoudite. Je n’avais aucun signe distinctif. J’accepte l’offre et me voilà embarqué : 8 personnes occupant la place de 5, mais, c’est secondaire ! en Afrique on a le sens du contact et de la chaleur humaine ! La voiture démarre, la conversation aussi : Où êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faites ?, etc. Je dis que je suis à Dapaong depuis 40 ans, que je suis prêtre catholique et que je vis en ce moment dans une "maison de prière" (Monastère), à côté de Mango. Une fois les présentations et salutations terminées, nous entrons dans le vif du sujet, c’était inévitable. Mon “hôte” me dit qu’il est en train de lire l’évangile de Jean et il me dit ce qu’il avait lu le matin. « Vous lisez l’évangile de Jean, c’est une bonne idée ! Et ça vous fait du bien ? Est-ce que çà vous donne de la joie ? » Ma question le déroute absolument, manifestement il s’était construit un scénario pour un débat stérile, mais ça ne marche pas. Désorienté, il me demande ce que je veux dire. Je lui ai expliqué que les évangiles n’ont pas été écrits pour être lus pour satisfaire notre curiosité, mais le but est que le lecteur devienne “meilleur”. Alors je lui ai dit en clair : « Est-ce que dans cette lecture vous avez trouvé quelque chose qui vous conduit à être meilleur musulman ? Si vous lisez par simple curiosité, vous risquez bien de perdre votre temps. » La conversation s’est poursuivie sur ma relation à Jésus à travers l’écrit. Malheureusement 20km, ce n’est pas long, même si nous avons mis presque une heure à les parcourir tant la route n’a de route que le nom. Arrivés à Dapaong, mon ami musulman me dit : « Aujourd’hui je comprends que lorsque nous, nous parlons du très saint Coran (je souligne) et vous de l’Évangile, on ne parle pas de la même chose. Nous on parle d’un livre et vous vous parlez de Jésus, c’est-à-dire de quelqu’un. On se sépare ici, mais peut-être que Dieu va nous réunir encore une fois pour continuer à creuser le puits qu’on a commencé ! – Inchallah, mon frère ! Que Dieu reçoive ta prière, mais qu’il nous donne le temps et un bon siège parce que notre puits est vraiment profond ! » Un grand éclat de rire et mercis multiples des passagers.

Entrée du monastère des Soeurs bénédictines de Sadori

Le lendemain, retour vers le Monastère. Je trouve un taxi à Dapaong à 6h du matin. Le chauffeur est musulman. Nous faisons la route sans problèmes. Nous arrivons au village de Sadori. En descendant, je souhaite une bonne route à tout le monde et j’ajoute « Que Dieu vous ramène les uns et les autres dans vos familles, en paix, en bonne santé et que Dieu garde bien le chauffeur et qu’il tienne ses mains entre les siennes ! » Les Amen des chrétiens et les Amiine des musulmans fusent bien fort et d’une seule voix. Et le chauffeur de s’exclamer : « Çà, alors ! c’est la première fois que quelqu’un prie pour moi, le chauffeur et nous tous, musulmans ou chrétiens, nous avons répondu Amiine, ensemble (je souligne pour traduire son insistance), à la prière ! »

Voilà, quelques faits pour témoigner que les relations entre chrétiens et musulmans peuvent être fraternelles surtout si nous avons le courage et l’humilité de laisser le Christ lui-même parler et non pas vouloir parler de lui. C’est la vieille histoire d’Emmaüs, dès qu’on prononce le nom de Jésus, il est là, il s’invite, mais il faut le laisser parler ; chrétiens, nous cherchons peut-être trop à parler à sa place.

Au village de Sadori, les familles sont mélangées, chrétiens, musulmans. Le catéchiste, à la mort de son frère musulman, a recueilli chez lui ses neveux et nièces musulmans et il veille à les laisser pratiquer leur religion. Le fils aîné d’une famille animiste est devenu musulman. Lorsqu’il s’est marié, il a pris avec lui un de ses jeunes frères -catholique lui, tout en le respectant dans sa foi. Les maraichers et de riziculteurs qui sont en coopératives sont à l’image des familles. Les groupements du mouvement de la JARC sont formés de chrétiens, de musulmans. Je reconnais aussi que les agressions verbales sont le fait de musulmans venus d’ailleurs dans ce village et ils ne vivent pas dans le village, ils ont fait leur quartier à part. Ce que je dis de Sadori, je puis le dire de beaucoup d’autres villages du Togo, par exemple, le village d’Aledjo où le chef du village, musulman, a offert il y a 50 ans, un terrain pour construire le Foyer de Charité.

Avec ce petit partage, je veux être témoin que la violence dont on parle à propos de certaines régions, n’existe pas partout. Il y a une réelle convivialité au quotidien. Le dialogue ne se limite aux rencontres entre « grosses têtes » où on se voit, on échange pendant quelques jours autour d’une table. C’est aussi cette convivialité sur le terrain. Mais lorsqu’une communauté religieuse –musulmane ou chrétienne- se replie sur elle-même, elle se durcit et fuit le dialogue et la convivialité.

P. Louis DEVAUX, Fils de Marie Immaculée
monastère de Sadori, TOGO
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